Ils sont nombreux, les écrivains à être passés par Uzès et le Gard et avoir fait leurs choux gras de la cuisine méridionale : Alphonse Daudet, Alexandre Dumas, André Gide, Lawrence Durrell, Jean Carrière, Joseph Delteil …Il en est un que l’on n’attendait pas sur ce terrain-là : Jean Racine
Celui qui est connu pour être le plus grand dramaturge tragique de la littérature française, pour avoir brossé un tableau sombre des passions humaines par le prisme de son éducation rigoriste, s’est étonnamment épanché sur le sujet culinaire dans des lettres qu’il a rédigées lors de son séjour à Uzès entre 1661 et 1663.
Le jeune Racine – il a 22 ans! – est orphelin et sans le sou: il s’est même endetté pour publier, contre l’avis de ses professeurs jansénistes de Port-Royal, de la petite poésie courtisane. Il arrive à Uzès pour trouver un revenu stable, un bénéfice ecclésiastique (ensemble de biens qui doivent donc permettre aux titulaires de charges d'Église de vivre), que pourrait lui obtenir son oncle maternel, le Père Antoine Sconin.
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En attendant l’obtention de ces biens, qui n’arrivera jamais, le jeune homme se porte vers les plaisirs du monde en s'installant au château de Saint-Maximin, rénové en somptueuse demeure par le Père Sconin. Là, «exilé» des cénacles parisiens, il maintient un lien avec la vie littéraire en entamant une vive correspondance avec le salon Vitart, l'abbé le Vasseur, et surtout Jean de la Fontaine. Il y médite son œuvre théâtrale à venir mais il y parfait aussi son éducation gustative et peut-être même gastronomique.
Premier apprentissage: la saveur des olives à l’occasion d’une mésaventure lors de son arrivée et la découverte de la cuisine méridionale à l’huile d’olive, comparée favorablement à celle septentrionale au beurre.
Jean Racine, Lettres d’Uzès:
A M. DE LA FONTAINE.
Uzès, 11 novembre 1661,
(…) Au reste, pour la situation d’Uzès, vous saurez qu’elle est sur une montagne fort haute, et cette montagne n’est qu’un rocher continuel, si bien que quelque temps qu’il fasse on peut aller à pied sec tout autour de la ville. Les campagnes qui l’environnent sont toutes couvertes d’oliviers, qui portent les plus belles olives du monde, mais bien trompeuses pourtant; car j’y ai été attrapé moi-même. Je voulois en cueillir quelques-unes au premier olivier que je rencontrai, et je les mis dans ma bouche avec le plus grand appétit qu’on puisse avoir; mais Dieu me préserve de sentir jamais une amertume pareille à celle que je sentis! J’en eus la bouche toute perdue plus de quatre heures durant: et l’on m’a appris depuis qu’il fallait bien des lessives et des cérémonies pour rendre les olives douces comme on les mange. L’huile qu’on en tire sert ici de beurre, et j’appréhendois bien ce changement; mais j’en ai goûté aujourd’hui dans les sauces, et, sans mentir, il n’y a rien de meilleur. On sent bien moins l’huile qu’on ne sentiroit le meilleur beurre de France. Mais c’est assez vous parler d’huile, et vous pourrez me reprocher, plus justement qu’on ne faisoit à un ancien orateur, que mes ouvrages sentent trop l’huile. (…)
Mais c’est aussi à Uzès que Racine fait son éducation en matière d’art de recevoir à la française. Une lettre à son cousin Nicolas Vitart datée du 30 mai 1662 évoque une réception de pendaison de crémaillère:
A M. VITART (1),
À Uzès, le 30 mai 1662,
Mon oncle, qui veut traiter son Evêque dans un grand appareil, est allé à Avignon pour acheter ce qu'on ne pourroit trouver ici, & il m'a laissé la charge de pourvoir cependant à toutes choses. J'ai de fort beaux emplois, comme vous voyez, et je fais quelque chose de plus que manger ma soupe, puisque je la fais faire apprêter. J’ai appris ce qu'il faut donner au premier, au second, & au troisième service, les entremets qu’il y faut mêler, & encore quelque chose de plus, car nous prétendons faire un festin à quatre services, sans compter le dessert. J’ai la tête si remplie de toutes ces belles choses, que je vous en pourrois faire un long entretien; mais c’est une matière trop creuse sur le papier outre que, n’étant pas bien confirmé dans cette science, je pourrois bien faire quelque pas de clerc, si j'en parlois encore longtems. (…)
(1) Ce Nicolas Vitart, cousin de quinze ans plus âgé que Racine chez qui il vécut en 1660-1661, était, lui aussi, un ancien élève de Port-Royal. Mais c’était un galant homme, nullement un chrétien austère. Il s’occupait de littérature, son épouse tenait un petit salon à Paris et il ouvrait volontiers sa bourse au jeune Racine.
Cette image d’un Racine étonnamment hédoniste, quoiqu’il s’en excuse chaque fois («Mais c’est assez vous parler d’huile, et vous pourrez me reprocher … que mes ouvrages sentent trop l’huile. », «mais c’est une matière trop creuse sur le papier» – sans doute des traces de son éducation janséniste! –peut expliquer qu’au XIXe siècle on ait prêté au dramaturge un distique légendaire:
«Adieu, ville d'Uzès, ville de bonne chère,
Où vivraient vingt traiteurs, où mourrait un libraire. »
Gaston Chauvet, historien d’Uzès (et accessoirement grand-père de notre ami Laurent Delmas) a démonté ingénieusement la paternité racinienne de ces vers, attribués à notre dramaturge par l’auteur en mal de réminiscence poétique du Guide de l'étranger à Uzès (1881), Lionel d’Albiousse, qui s’était s’inspiré du travail d’un érudit local, Gustave Téraube, lui-même auteur d’une Histoire d’Uzès (1879). Gaston Chauvet a découvert le pot aux roses: Téraube, faisant l'éloge des aubergistes d'alors, évoquait dans son texte un légendaire Auphand d’Uzès chez qui on faisait de véritables festins et pour qui un voyageur de commerce avait composé ces vers qui eurent un certain succès, dans le pays. Mais les lettres écrites depuis Uzès ont pu rendre plausibles de tels mots dans la bouche de notre auteur tragique … mots qui auraient pu trouver place sur la plaque commémorative du «pavillon Racine» situé sur la promenade des Marronniers près de la cathédrale Saint-Théodorit à Uzès, où l’on reporte les paroles d’un Racine sensible au beau climat de la région: «Nous avons des nuits plus belles que vos jours».